Article publié par HBR FRance, Le 16/05/2019 par Gary P. Pisano La créativité peut être chaotique. Elle nécessite de la discipline et du management. Une culture propice à l’innovation n’est pas bonne seulement pour la « bottom line » de l’entreprise. C’est aussi quelque chose que les leaders et les salariés peuvent valoriser dans leurs organisations. Dans le cadre de séminaires d’entreprises à travers le monde entier, j’ai interrogé de manière informelle des centaines de managers sur leur envie de travailler dans une entreprise où les comportements innovants constituent la norme. Je n’ai pas souvenir d’un seul cas où quelqu’un m’ait dit: «Non, ça ne m’intéresse pas». On peut difficilement leur en vouloir, car les cultures innovantes sont généralement décrites comme assez sympathiques. Lorsque j’ai demandé à ces mêmes managers de décrire de telles cultures, ils m’ont fourni sans hésiter une liste de caractéristiques identiques à celles vantées dans les ouvrages sur le management: tolérance à l’échec, volonté d’expérimenter, sécurité psychologique, ambiance très collaborative et non hiérarchique. Les travaux de recherche soutiennent d’ailleurs l’idée que ces comportements débouchent sur de meilleures performances en termes d’innovation. Mais, bien que les cultures innovantes soient séduisantes et que la plupart des leaders prétendent comprendre ce qu’elles impliquent, elles sont difficiles à créer et à entretenir. C’est déroutant. Comment des pratiques apparemment aussi universellement appréciées, voire amusantes, peuvent-elles être si compliquées à mettre en œuvre? A mon avis, la raison en est que les cultures innovantes sont mal comprises. Les comportements faciles à assimiler qui attirent autant d’attention ne constituent qu’un des côtés de la médaille. Ils doivent être contrebalancés par des comportements plus stricts et franchement moins sympathiques. Si on tolère l’échec, on ne peut, en revanche, admettre l’incompétence. Si on veut expérimenter, il faut mettre en œuvre une discipline rigoureuse. La sécurité psychologique va de pair avec l’aptitude à encaisser une franchise brutale. La collaboration doit être compensée par la responsabilité individuelle. Un management horizontal implique aussi un leadership fort. Les cultures innovantes sont contradictoires. Si les tensions liées à ce paradoxe ne sont pas gérées avec soin, les tentatives visant à faire émerger une culture innovante seront vouées à l’échec. I. Tolérance à l’échec, mais tolérance zéro pour l’incompétence Étant donné que l’innovation ne va pas sans l’exploration de terrains incertains et inconnus, il n’est pas surprenant que la tolérance à l’échec soit une caractéristique importante des cultures innovantes. Certains des innovateurs les plus acclamés ont eu leur part d’échecs. Souvenez-vous du MobileMe d’Apple, des Google Glass ou du smartphone Fire Phone d’Amazon. Même si elles sont déterminées à se montrer indulgentes face à l’échec, les entreprises innovantes ne ferment pas les yeux sur l’incompétence. Elles fixent des normes de performance exceptionnellement élevées pour leurs salariés. Elles recrutent les meilleurs talents possible. Explorer des idées risquées qui finissent par échouer est une bonne chose, mais les compétences techniques insuffisantes, les réflexions bâclées, les mauvaises habitudes de travail et un management médiocre ne le sont pas. Les personnes qui ne répondent pas aux attentes sont soit licenciées, soit affectées à des postes qui correspondent mieux à leurs capacités. Steve Jobs était connu pour débarquer toute personne qu’il estimait ne pas être à la hauteur de la tâche à accomplir. Chez Amazon, les employés sont classés selon un ranking forcé et ceux qui tombent dans le bas du classement sont exclus. Google est réputé pour avoir une culture très « employee-friendly », mais c’est aussi l’une des entreprises au monde où il est le plus difficile de décrocher un emploi (chaque année, la société reçoit plus de 2 millions de candidatures, pour environ 5000 postes à pourvoir). Elle dispose également d’un système de management des performances rigoureux qui attribue aux salariés de nouveaux postes s’ils n’excellent pas dans leurs fonctions existantes. Chez Pixar, les réalisateurs qui ne parviennent pas à mettre leurs projets sur la bonne voie sont remplacés. Il semble évident que les entreprises doivent fixer des normes de qualité élevées pour leurs employés, mais, malheureusement, un trop grand nombre d’organisations n’y parviennent pas. Prenons l’exemple d’une société pharmaceutique avec laquelle j’ai récemment travaillé. J’ai appris que l’une de ses entités de R&D n’avait pas découvert de nouveau médicament potentiel depuis plus de dix ans. Malgré les mauvais résultats de cette unité, le top management n’avait introduit aucun réel changement au niveau de la direction ou du personnel du groupe. En fait, dans le cadre du système de rémunération égalitaire de la société, les chercheurs percevaient à peu près les mêmes salaires et primes que ceux d’unités de R&D beaucoup plus productives. Un top manager m’a confié que, hormis en cas de manquement à l’éthique, la société avait rarement licencié une personne issue de la R&D pour des performances médiocres. Quand je lui ai demandé pourquoi, il a répondu: «Notre culture est comparable à celle d’une famille. Nous ne sommes pas à l’aise avec l’idée de congédier les gens.» La vérité est que, pour tolérer l’échec, il faut avoir des personnes extrêmement compétentes. Les tentatives visant à créer de nouveaux modèles technologiques ou commerciaux sont marquées du sceau de l’incertitude. Souvent, on n’a aucune idée de ce que l’on ne sait pas et on doit apprendre au fur et à mesure. Dans ces circonstances, les «échecs» constituent de précieux enseignements sur les voies à suivre. Mais quand un projet capote, cela peut aussi être dû à des erreurs de conception ou d’analyse, à un manque de transparence et à un mauvais management. Google peut encourager la prise de risques et les échecs, car il est convaincu que la plupart de ses employés sont très compétents. Il est compliqué de créer une culture qui valorise simultanément l’apprentissage par l’échec et l’excellence des performances dans des organisations qui n’ont jamais eu l’expérience de l’un, ni de l’autre. Un bon début consiste, pour les cadres supérieurs, à exprimer clairement la différence entre les échecs productifs et improductifs: les échecs productifs fournissent des informations précieuses par rapport à leur coût. Un échec ne devrait être «fêté» que s’il permet d’en tirer des leçons (le cliché de la «célébration de l’échec» passe à côté de l’essentiel – nous devrions célébrer l’apprentissage, pas le ratage). Un prototype simple qui ne fonctionne pas comme prévu en raison d’un problème technique auparavant inconnu est un fiasco qui mérite d’être célébré, si ces nouvelles connaissances peuvent servir à des projets futurs. Lancer un produit mal conçu, après avoir injecté 500 millions de dollars pour le développer, n’est qu’un flop coûteux. Construire une culture de la compétence nécessite d’énoncer clairement des normes de performance attendues. Si ces standards ne sont pas bien compris, des décisions difficiles concernant le personnel peuvent sembler capricieuses ou, pire, être interprétées à tort comme la punition d’un échec. Les cadres supérieurs et les managers dans toute l’organisation doivent exprimer leurs attentes clairement et régulièrement. Il faudra peut-être relever les normes en matière d’embauche, même si cela freine temporairement la croissance de l’entreprise. Les managers sont particulièrement mal à l’aise quand il leur faut licencier ou affecter des personnes à d’autres postes lorsque leur «incompétence» ne leur est pas directement imputable. L’évolution des technologies ou des business models peut amener une personne très compétente dans un contexte donné à ne plus l’être dans une autre situation. Regardez les effets de la digitalisation sur la valeur de différentes compétences dans de nombreuses filières. Ce commercial, passé au rang de «superstar» grâce à son aisance relationnelle, n’est peut-être plus aussi précieux pour l’organisation que l’ingénieur en logiciels introverti qui développe des algorithmes permettant de prédire quels clients sont les plus susceptibles d’acheter les produits de la société. Dans certains cas, on peut recycler ces personnes en les aidant à développer de nouvelles compétences. Mais ce n’est pas toujours possible lorsque des compétences spécifiques – par exemple, un doctorat en mathématiques appliquées – sont nécessaires pour un job en particulier. Garder du personnel dont les compétences sont devenues obsolètes peut être un signe d’empathie, mais c’est risqué pour l’organisation. Maintenir un équilibre sain entre le fait de tolérer les échecs productifs et celui d’éliminer l’incompétence n’est pas facile. Un article consacré à Amazon paru dans le «New York Times» en 2015 illustre cette difficulté. Basé sur des entretiens menés avec plus d’une centaine d’employés, anciens et actuels, il qualifiait la culture d’Amazon de «douloureuse» et racontait l’histoire de salariés qui pleuraient sur leur lieu de travail, en raison des pressions énormes qu’ils subissaient en matière de performances. Si instaurer un équilibre est si délicat, c’est parce que les causes de l’échec ne sont pas toujours claires. Est-ce que la conception d’un produit s’est révélée défectueuse en raison de l’erreur de jugement d’un ingénieur ou parce qu’il s’est produit un problème à côté duquel serait passé même le plus talentueux des ingénieurs? En cas de jugement technique ou commercial erroné, quelles sont les sanctions appropriées? Tout le monde fait des erreurs, mais à quel moment le pardon glisse-t-il vers la permissivité? Et à quel moment le fait de fixer des normes de performance élevées devient-il de la cruauté ou ne permet-il pas de traiter les employés – indépendamment de leur performance – avec respect et dignité? II. Volonté d’expérimenter, mais dans un cadre très rigoureux Les organisations qui acceptent d’expérimenter sont à l’aise avec l’incertitude et l’ambiguïté. Elles ne prétendent pas avoir toutes les réponses à l’avance, ni être en mesure d’analyser leur vision. Elles font des tentatives pour apprendre plutôt que pour concevoir un produit ou un service immédiatement commercialisable. Cependant, avoir la volonté d’expérimenter ne signifie pas travailler comme un peintre abstrait de troisième ordre qui jette au hasard de la peinture sur une toile. Sans discipline, presque tout peut avoir valeur d’expérience. Les structures qui ont une culture axée sur la discipline sélectionnent les expériences avec soin en fonction de leur valeur d’apprentissage potentielle et les conçoivent de manière rigoureuse afin de fournir le plus d’informations possible par rapport aux coûts. Dès le départ, elles arrêtent des critères clairs pour décider d’aller de l’avant, de modifier ou de laisser tomber une idée. Et elles font face aux effets de ces expériences. Cela peut vouloir dire qu’elles admettent qu’une hypothèse initiale était fausse et qu’un projet qui paraissait au départ prometteur doit être éliminé ou considérablement réorienté. En faisant preuve de plus de discipline dans l’élimination de projets bancals, on peut mener de nouvelles expériences en réduisant les risques encourus. Flagship Pioneering, société installée à Cambridge, dans le Massachusetts, et spécialisée dans la création d’entreprises basées sur l’innovation scientifique, est un bon exemple de culture combinant volonté d’expérimenter et discipline stricte. En règle générale, Flagship ne demande pas aux entrepreneurs indépendants de leur présenter leurs business plans, mais utilise plutôt les équipes internes de scientifiques pour découvrir de nouvelles opportunités d’activités. La société a mis en place un processus d’investigation formel au cours duquel de petites équipes de scientifiques, sous la direction d’un des partenaires de la société, entreprennent des recherches sur un problème d’importance sociale ou économique majeure, la nutrition par exemple. Au cours de ces investigations, les équipes s’imprègnent de la littérature traitant de ce sujet et font appel au vaste réseau de conseillers scientifiques externes de la société pour ouvrir de nouvelles perspectives. Au départ, ces recherches sont spontanées. Toutes les idées – aussi insensées ou improbables puissent-elles paraître – sont étudiées. Le fondateur et directeur général Noubar Afeyan explique: «Au début de nos investigations, nous ne demandons pas: “Est-ce que c’est vrai?”, ni “Existe-t-il des données permettant d’étayer cette idée?” Nous ne cherchons pas de documents scientifiques qui prouvent que quelque chose est vrai. Au lieu de cela, nous nous demandons: “Et si c’était vrai?” ou “Et si seulement c’était vrai, serait-ce utile?”» Ce processus doit permettre aux équipes de formuler des scénarios de projets à même d’être testés. L’expérimentation est au cœur du processus d’exploration de Flagship, car c’est ainsi que les idées sont sélectionnées, reformulées et qu’elles évoluent. Mais la façon de faire de Flagship diffère fondamentalement de ce que je vois souvent dans d’autres sociétés. Premièrement, Flagship ne mène pas d’expérience pour valider les idées initiales. Au lieu de cela, les équipes sont censées concevoir des «expériences radicales » pour maximiser les chances de révéler les failles d’une idée. Deuxièmement, contrairement à de nombreuses entreprises bien établies qui financent massivement de nouveaux projets en croyant à tort qu’en mettant plus d’argent tout ira plus vite avec plus de créativité, Flagship conçoit normalement ses expériences radicales pour un coût inférieur à 1 million de dollars et dans un délai inférieur à six mois. Grâce à cette approche lean de la phase de test, l’entreprise non seulement examine un plus grand nombre d’idées plus rapidement, mais, psychologiquement, elle permet aussi de s’affranchir plus facilement des projets qui ne mènent à rien. Elle oblige les équipes à se concentrer sur les incertitudes techniques les plus critiques et leur fournit un retour d’informations plus rapide. Le principe est de déterminer plus tôt là où on s’est trompé, afin de se réorienter rapidement dans des directions plus prometteuses. Troisièmement, les données issues de l’expérience sont sacrées chez Flagship. Si une expérience délivre des données négatives sur une hypothèse, on attend de la part des équipes qu’elles laissent tomber ou qu’elles reformulent leurs idées en conséquence. Dans de nombreuses organisations, obtenir un résultat inattendu est une «mauvaise nouvelle». Les équipes ressentent souvent le besoin de faire tourner les données – en décrivant le résultat comme une sorte d’aberration – afin de maintenir leurs programmes en vie. Chez Flagship, ignorer des données expérimentales est inacceptable. Enfin, les membres de l’équipe projet de Flagship sont eux-mêmes fortement incités à faire preuve de discipline à propos de leurs programmes. Ils n’ont aucun intérêt sur le plan financier à soutenir un programme bancal. En fait, c’est tout l’inverse. Poursuivre un programme ayant échoué signife renoncer à la possibilité de prendre part à un programme ayant des chances de réussir. Encore une fois, comparez ce modèle avec ce qui se passe couramment dans de nombreuses entreprises: quand votre programme est abandonné, c’est une nouvelle terrible pour vous sur le plan personnel. Cela pourrait signifier une perte de statut, voire celle de votre travail. Garder votre programme en vie est bon pour votre carrière. Chez Flagship, c’est réussir à démarrer un projet et non maintenir votre programme en vie qui est bon pour votre carrière (note déontologique de l’auteur: je siège au conseil d’administration d’une société créée par Flagship, mais les informations fournies dans cet exemple proviennent d’un cas étudié à la Harvard Business School sur lequel j’ai effectué des recherches et dont je suis le coauteur). L’expérimentation disciplinée est affaire d’équilibre. En tant que leader, vous voulez encourager les gens à avoir des «idées déraisonnables» et à leur laisser le temps de formuler leurs hypothèses. Exiger trop vite des données pour confirmer ou éliminer un postulat peut anéantir le jeu intellectuel nécessaire à la créativité. Bien entendu, même les expériences les mieux conçues et bien réalisées ne donnent pas toujours des résultats tranchés. Des avis scientifiques et commerciaux complémentaires sont nécessaires pour déterminer quelles idées doivent être poussées, reformulées ou purement et simplement abandonnées. Toutefois, les cadres dirigeants doivent donner le la en matière de discipline, en mettant fin par exemple aux projets qu’ils ont personnellement défendus ou en montrant qu’ils sont prêts à revoir leur avis, en fonction des données issues d’une expérience. III. Sécurité psychologique, mais franchise brutale La sécurité psychologique correspond au climat qui règne dans une organisation et qui permet aux individus de parler ouvertement de leurs problèmes en toute franchise, sans crainte de représailles. Les recherches menées pendant des décennies sur ce concept par Amy Edmondson, professeure à la Harvard Business School, indiquent que des environnements psychologiquement sécurisants aident non seulement les organisations à éviter les erreurs catastrophiques, mais constituent également un soutien à l’apprentissage et à l’innovation. Par exemple, lorsqu’Amy Edmondson, Richard Bohmer, expert du secteur de la santé, et moi-même avons mené des travaux de recherche sur l’adoption d’une nouvelle technique chirurgicale très peu invasive par des équipes de chirurgie cardiaque, nous avons constaté que les équipes où les infirmières se sentaient en sécurité pour s’exprimer sur les problèmes maîtrisaient plus vite cette technique. Si les individus ont peur de critiquer, de contester ouvertement les avis de leurs supérieurs, de débattre des idées des autres et de susciter des points de vue opposés, l’innovation peut être étouffée. Nous apprécions tous d’être libres de nous exprimer sans crainte – nous voulons tous être entendus – mais la sécurité psychologique va dans les deux sens. Si je peux critiquer sans danger les idées d’autrui, les miennes doivent pouvoir être critiquées de la même manière, que les fonctions de la personne qui critique soient supérieures ou inférieures aux miennes. Une franchise brut de décoffrage est essentielle à l’innovation, car c’est par ce biais que les idées évoluent et s’améliorent. Après avoir assisté ou participé à de nombreuses réunions d’équipes de projets R&D, sessions d’étude de projets et réunions de conseil d’administration, je peux témoigner du fait que l’attitude par rapport à la franchise peut varier du tout au tout. Dans certaines organisations, les gens sont très à l’aise pour confronter leurs idées, méthodes et résultats. Les critiques sont vives. Les gens sont censés être capables de défendre leurs propositions en les étayant de données ou d’un raisonnement. Dans d’autres organisations, la politesse domine. Les désaccords sont limités. Les mots sont soigneusement analysés. Les critiques sont étouffées, au moins en public. Quand on challenge de façon trop vindicative, on risque de donner l’impression qu’on ne sait pas jouer collectif. Une cadre d’une grande entreprise où j’ai travaillé en tant que consultant a résumé l’essence de la culture en déclarant: «Notre problème, c’est que nous sommes une organisation incroyablement conviviale.» En matière d’innovation, l’organisation où règne la franchise sera systématiquement supérieure à celle où règne une atmosphère conviviale. Cette dernière confond politesse et gentillesse avec respect. Il n’y a rien d’incohérent à être franc et respectueux. En fait, je dirais qu’exprimer et accepter des critiques franches est l’une des caractéristiques du respect. Accepter une critique dévastatrice de votre idée n’est possible que si vous respectez l’opinion de la personne qui vous donne son avis. Néanmoins, hormis cette importante mise en garde, les organisations adeptes «d’une franchise brutale » ne sont pas nécessairement les environnements les plus agréables dans lesquels travailler. Pour les personnes extérieures et les nouveaux arrivants, les gens dans l’entreprise peuvent paraître agressifs ou durs. Personne ne mâche ses mots sur les méthodes de conception, la stratégie, les hypothèses ou les perceptions du marché. Tout ce qui est dit est scruté, quelle que soit la fonction de celui ou celle qui parle. Instaurer une culture du débat franc est difficile dans les organisations où les gens ont tendance à éviter la confrontation ou lorsque cette discussion est considérée comme une entorse aux règles de politesse. Les membres du top management doivent donner le la en donnant l’exemple. Ils doivent avoir la volonté – et la capacité – de critiquer de façon constructive les idées des autres, sans être blessants. S’ils veulent encourager ce type de culture, ils peuvent exiger des avis critiques de leurs propres idées et propositions. Vous trouverez un bon exemple de ce type de démarche dans le briefing du plan de bataille du général Dwight D. Eisenhower avec les officiers supérieurs des forces alliées trois semaines avant le débarquement en Normandie. Comme le raconte Geoffrey Perret dans sa biographie d’Eisenhower, le général a commencé la réunion en déclarant: «Je considère qu’il est du devoir de quiconque voit une faille dans ce plan de ne pas hésiter à le dire. Je n’ai aucune sympathie pour celui qui, quel que soit son rang, n’admet pas les critiques. Nous sommes ici pour obtenir les meilleurs résultats possibles.» Eisenhower n’était pas seulement en train d’inviter les gens à lui faire part de leurs critiques ou de demander leurs avis. Il le leur réclamait littéralement et invoquait un autre aspect sacré de la culture militaire: le devoir. A quelle fréquence sollicitez-vous des critiques de vos idées de la part de vos collaborateurs directs? IV. Collaboration, mais maintien des responsabilités individuelles Les systèmes d’innovation qui fonctionnent bien ont besoin d’informations, de contributions et d’intégrer de façon importante les apports d’un large éventail de ces contributeurs. Les individus qui travaillent dans une culture collaborative considèrent qu’il est naturel de demander de l’assistance à des collègues, que cette aide figure ou non dans les fiches de poste officielles de leurs collègues. Ils ont un sens de la responsabilité collective. Mais, trop souvent, on confond collaboration et consensus. Le consensus est un poison pour la prise de décision rapide et la résolution des problèmes complexes associés à l’innovation transformationnelle. Enfin de compte, quelqu’un doit prendre une décision et en rendre compte. Dans un environnement où les gens sont responsabilisés, les individus sont censés prendre des décisions et en assumer les conséquences. Il n’y a rien de fondamentalement incohérent à avoir une culture axée à la fois sur la collaboration et la responsabilisation. Les comités peuvent examiner les décisions ou les équipes peuvent apporter leur contribution, mais, au bout du compte, certaines personnes sont chargées de faire des choix cruciaux en matière de conception: elles choisissent quelles fonctionnalités conserver ou non, quels fournisseurs utiliser, décident que telle stratégie de distribution est la plus appropriée, que tel plan marketing est le meilleur, et ainsi de suite. Pixar a déployé plusieurs méthodes pour faire remonter ses commentaires à ses réalisateurs, mais, comme le décrit Ed Catmull, son cofondateur et président, dans son livre «Creativity, Inc.», le réalisateur choisit les commentaires qu’il prend en compte et ceux qu’il ignore, mais il prend ses responsabilités concernant le contenu du film. La responsabilité et la collaboration peuvent être complémentaires et la responsabilité peut inciter à la collaboration. Prenez le cas d’une organisation dans laquelle vous serez personnellement responsable de décisions spécifiques. Il n’y a pas moyen de se dérober. Vous êtes responsable des décisions que vous prenez, pour le meilleur ou pour le pire. La dernière chose que vous feriez serait de repousser toute remarque ou de vous abstenir de faire appel à la collaboration et à la coopération de personnes internes ou externes à l’organisation susceptibles de vous venir en aide. Amazon est un bon exemple de la manière dont la responsabilité peut conduire à un comportement collaboratif. En recherchant un cas pour la Harvard Business School, j’ai appris que, quand Andy Jassy avait pris la tête de la division cloud d’Amazon en 2003, alors à peine lancée, son plus grand défi avait été de déterminer quels services concevoir. Ce n’était pas une mince affaire, car l’offre cloud était alors un tout nouveau périmètre d’activité chez Amazon, et dans le reste du monde. Andy Jassy a immédiatement sollicité l’aide des équipes technologiques d’Amazon, de ses responsables techniques et commerciaux, ainsi que celle de développeurs externes. Leur feed-back sur les exigences, les problèmes et les besoins a été déterminant pour le succès rapide de ce qui est finalement devenu Amazon Web Services – un business rentable de 12 milliards de dollars de chiffre d’affaires géré par Andy Jassy. Pour ce dernier, la collaboration était essentielle au succès d’un programme dont il était personnellement responsable. Les dirigeants peuvent encourager la prise de responsabilités, en se tenant prêts à rendre des comptes publiquement, même si cela représente une prise de risques personnelle. Il y a quelques années, lorsque Paul Stoffels dirigeait la R&D de la division pharmaceutique de Johnson&Johnson, son groupe a essuyé un échec sur un important programme clinique alors qu’il était déjà très avancé (note déontologique de l’auteur: j’ai été consultant pour différentes divisions de Johnson &Johnson). Comme Paul Stoffels l’a raconté lors d’une réunion de dirigeants de J&J, à laquelle j’ai assisté, le top management et les membres du conseil d’administration ont voulu savoir qui était responsable du revers qu’avait subi le programme. «Je suis responsable », a répondu Paul Stoffels. «Si je n’assume pas cet échec et que je désigne les personnes qui ont pris le risque de lancer et de s’occuper de ce projet, nous allons créer une organisation qui fuit la prise de risques et cela ne fera qu’empirer la situation. Donc je suis le seul à en répondre et c’est tout.» Paul Stoffels, qui est maintenant directeur scientifique de J&J, raconte souvent cette histoire aux employés, quelle que soit leur place dans la société. Il finit son discours sur cette simple promesse: «Vous prenez les risques; j’accepte les blâmes. » Puis il exhorte son auditoire à répercuter cette ligne de conduite dans toutes les strates de l’entreprise. V. Un leadership non hiérarchique, mais fort Un organigramme vous donne une assez bonne idée de l’organisation structurelle d’une entreprise, mais révèle peu de choses sur sa culture: comment les gens se comportent-ils et interagissent-ils indépendamment de leurs fonctions dans l’entreprise ? Dans les organisations fonctionnant sur le principe d’une hiérarchie horizontale, les individus jouissent d’une grande liberté pour prendre des initiatives initiatives, des décisions et exprimer leurs opinions. Le respect est accordé sur la base de la compétence, pas du titre. Les organisations horizontales sont généralement capables de réagir plus vite à l’évolution rapide d’une situation, car la prise de décision se fait de façon décentralisée et plus proche des sources d’information pertinentes. Elles ont tendance à générer une plus riche variété d’idées que les organisations plus hiérarchiques, car elles exploitent les connaissances, l’expertise et les visions d’une plus vaste communauté de contributeurs. Pour autant, l’absence de hiérarchie ne signifie pas que le leadership est inexistant. Paradoxalement, les organisations horizontales ont besoin d’un leadership plus fort que les organisations hiérarchiques, car elles sombrent souvent dans le chaos lorsque les dirigeants ne définissent pas clairement les priorités et les orientations stratégiques. Amazon et Google sont des organisations très horizontales, dans lesquelles les prises de décision et de responsabilités sont renvoyées à un échelon plus bas. Dans toutes les strates de l’entreprise, les employés bénéficient d’un degré élevé d’autonomie pour poursuivre des idées novatrices. Pourtant, les deux entreprises ont des leaders visionnaires extrêmement forts qui fixent clairement des objectifs et définissent les principes clés suivant lesquels leurs organisations devraient fonctionner. Là encore, l’équilibre entre l’horizontalité de l’organisation et un leadership fort exige que le management fasse preuve d’une certaine habileté. Une structure horizontale ne signifie pas que les top managers ne s’intéressent pas aux détails opérationnels ou aux projets. En fait, ce type d’organisation leur permet au contraire d’être plus proches du terrain. Feu Sergio Marchionne, qui a été l’artisan de la résurrection de Fiat puis de Chrysler, ainsi que l’architecte de leur fusion, m’a un jour confié en interview pour un cas que j’ai rédigé pour la Harvard Business School: «Dans les deux sociétés, j’ai appliqué les mêmes principes de base pour les redresser. Tout d’abord, j’ai rendu l’organisation plus horizontale. J’ai réduit la distance entre moi et les décideurs. [A un moment donné, Sergio Marchionne avait 46 managers dans les deux organisations, qui lui rendaient directement des comptes.] S’il y a un problème, je veux le savoir de la bouche de la personne impliquée, pas de son N+1. » Aussi bien chez Fiat que chez Chrysler, Marchionne a installé son bureau à l’étage des ingénieurs, afin de pouvoir être plus proche des programmes de planification et de développement des produits. Il était connu à la fois pour l’importance qu’il accordait aux détails et pour sa volonté de placer le niveau de décision aux étages inférieurs de l’organisation. Avec autant de reporting direct de la part de ses managers, il lui était presque impossible de ne pas procéder de la sorte! Il est difficile pour le top management et les employés d’une organisation de trouver le juste équilibre entre horizontalité et leadership fort. Les dirigeants doivent être capables de formuler des perspectives et des stratégies qui emportent l’adhésion (une vision d’ensemble), tout en étant habiles et compétents dans la résolution de problèmes techniques et opérationnels. Steve Jobs était un excellent exemple de leader doté de cette capacité. Il a présenté des visions fortes pour Apple tout en se concentrant de manière maniaque sur les problèmes techniques et de conception. Pour les employés, l’horizontalité de la structure les oblige à développer leurs propres capacités de leadership, à être à l’aise avec l’idée de prendre des initiatives et de rendre compte de leurs décisions. SAVOIR BARRER LE NAVIRE Tous les changements culturels sont difficiles. Au sein des organisations, les cultures sont comme des contrats sociaux spécifiant des règles d’adhésion. Lorsque les dirigeants entreprennent d’en changer, ils rompent en quelque sorte un contrat social. Il n’est donc pas surprenant que de nombreuses personnes au sein d’une entreprise, en particulier celles qui respectent les règles existantes, résistent. Construire et maintenir une culture innovante est particulièrement difficile pour trois raisons. Premièrement, comme les cultures innovantes exigent une combinaison de comportements apparemment contradictoires, elles risquent de créer de la confusion. Un projet d’importance majeure échoue. Devrions-nous nous en réjouir? Le chargé de ce programme devrait-il être tenu pour responsable? La réponse à ces questions dépend des circonstances. L’échec pouvait-il être évité? Des problèmes connus à l’avance auraient-ils pu conduire à des choix différents? Les membres de l’équipe étaient-ils transparents? L’expérience a-t-elle permis d’apprendre quelque chose d’utile? Etc. Si ces points ne sont pas clairs, les gens peuvent facilement se sentir perdus et se montrer même sceptiques par rapport aux buts du leadership. Deuxièmement, bien que certains comportements nécessaires pour des cultures innovantes soient relativement faciles à adopter, d’autres seront moins acceptables aux yeux de certains membres de l’organisation. Ceux qui pensent que l’innovation est une foire d’empoigne verront dans la discipline une contrainte bridant leur créativité. Ceux qui se sentent à l’aise dans l’anonymat du consensus n’accepteront pas un virage vers la responsabilité personnelle. Certains individus s’adapteront facilement aux nouvelles règles – certains peuvent même vous surprendre – mais d’autres n’y parviendront pas. Troisièmement, les cultures innovantes étant des systèmes de comportements interdépendants, elles ne peuvent pas être mises en œuvre de façon fragmentée. Réfléchissez à la manière dont les comportements se complètent et se renforcent mutuellement. Les personnes hautement compétentes seront plus à l’aise avec la prise de décision et la responsabilité – et leurs «échecs» déboucheront probablement sur un apprentissage plutôt que sur un gaspillage. Une expérimentation bien organisée coûtera moins cher et fournira des informations plus utiles. Ainsi, encore une fois, la tolérance vis-à-vis des expériences infructueuses s’apparente plus à de la prudence qu’à une vision à court terme. Le fait de devoir rendre des comptes facilite beaucoup la tâche. Et les organisations horizontales créent un flux d’informations rapide, ce qui permet de prendre des décisions plus vite et plus intelligemment. Au-delà de ce que les dirigeants peuvent habituellement faire pour conduire le changement culturel (exprimer et communiquer des valeurs, donner l’exemple de comportements à adopter, etc.), la construction d’une culture innovante nécessite des actions spécifiques. Premièrement, les dirigeants ne doivent rien cacher à leurs employés des réalités complexes des cultures innovantes. Ces cultures ne sont pas une fête et un amusement permanents. Beaucoup de gens seront enthousiasmés par les perspectives d’avoir plus de liberté pour expérimenter, échouer, collaborer, donner leur avis et prendre des décisions. Mais ils doivent également reconnaître que ces libertés s’accompagnent de responsabilités délicates. Mieux vaut être franc dès le départ plutôt que de risquer de nourrir un sentiment de scepticisme par la suite, si les règles devaient changer en cours de route. Deuxièmement, les dirigeants doivent reconnaître qu’il n’y a pas de raccourci pour créer une culture innovante. Un trop grand nombre d’entre eux pensent qu’en fragmentant l’organisation en unités plus petites ou en créant des «labs» autonomes, ils peuvent imiter une culture innovante de start-up. Cette approche fonctionne rarement, car elle confond l’échelle et la culture. Diviser une grande organisation bureaucratique en unités plus petites ne leur confère pas l’esprit d’entreprise par magie. Sans efforts importants de la part du management pour définir des valeurs, des normes et des comportements, ces labs ont tendance à hériter de la culture de l’organisation mère qui les a engendrés. Cela ne signifie pas que des unités ou des équipes autonomes ne peuvent pas être utilisées pour expérimenter une culture ou en incuber une nouvelle. C’est possible. Cependant, il ne faut pas sous-estimer le défi que constitue la construction de cultures innovantes au sein de ces unités. Et elles ne pourront pas non plus accueillir tout le monde. Vous aurez donc besoin de sélectionner très soigneusement qui, au sein de l’organisation mère, intègre ces labs. Enfin, étant donné que les cultures innovantes peuvent être instables et que la tension entre les forces de contrepoids peut facilement se dissiper, les dirigeants doivent faire preuve de vigilance à l’égard des excès dans tous les domaines et intervenir pour rétablir l’équilibre, quand c’est nécessaire. Si elle est incontrôlée, la tolérance vis-à-vis de l’échec peut encourager une pensée paresseuse et inciter à trouver toujours des excuses, mais trop d’intolérance vis-à-vis de l’incompétence peut aussi susciter la crainte de prendre des risques. Aucun de ces extrêmes n’est utile. Si elle est poussée trop loin, la volonté d’expérimenter peut devenir une permission de prendre des risques mal évalués, et une discipline trop stricte peut étouffer dans l’œuf de bonnes idées, bien que bancales. Une collaboration trop poussée peut nuire à la prise de décision, mais une trop grande importance accordée à la responsabilité individuelle peut créer un climat dysfonctionnel dans lequel chacun protège jalousement ses propres intérêts. Il y a une différence entre la franchise et la simple méchanceté. Les dirigeants doivent être à l’affût des excès en tous genres, des leurs en particulier. Si vous souhaitez que votre organisation atteigne le délicat équilibre nécessaire, vous devez, en tant que dirigeant, démontrer votre capacité à y parvenir vous-même. Empathie, humilité, bienveillance… Ces compétences sont de plus en plus prisées chez les managers qui, pour les acquérir, doivent développer leur intelligence émotionnelle.
Pendant longtemps, émotions et monde du travail n’ont pas fait bon ménage. Managers et collaborateurs étaient priés de laisser leurs états d’âme, leurs affects et leurs sentiments loin de leur bureau, au profit d’une objectivité distanciée, rationnelle et froide : « Cette tradition d’objectivité scientifique a cantonné les émotions au registre du bruit », analyse Olivier Basso, expert facilitateur de la dynamique entrepreneuriale, individuelle et collective dans les grandes organisations et directeur pédagogique de la formation « Leadership et management complexe » à Sciences Po Executive Education. Seulement voilà, les émotions sont bien réelles. Toutes les études scientifiques récentes sur la question ont montré que les ignorer était contre-productif, voire dangereux : « On sait aujourd’hui que refouler ou ignorer une émotion, c’est s’exposer à encore davantage de trouble intérieur », poursuit-il. Trouble qui peut provoquer du désengagement, de la souffrance psychologique et dans les cas les plus extrêmes, pousser au burn out. Aujourd’hui, de plus en plus de décideurs, DRH et managers, conscients de l’impact des émotions dans le travail, intègrent l’intelligence émotionnelle dans leurs pratiques managériales. Olivier Basso voit dans le regain d’intérêt pour ce concept développé dans les années 1990 aux Etats-Unis, puis popularisé par le psychologue américain Daniel Goleman, deux intérêts majeurs pour les managers. Le premier est lié à la complexité de l’environnement dans lequel ils doivent manoeuvrer : « Les organisations sont de plus en plus volatiles, explique-t-il. On ne sait pas si demain, en se réveillant, notre département sera fermé, ou si notre entreprise sera confrontée à une OPA agressive. Résultat, les managers ne peuvent plus compter sur la puissance de l’entreprise pour rassurer et embarquer leurs troupes. » Le seul point d’appui solide qui leur reste, c’est… eux. Travailler sur sa personnalité – son caractère, diront certains – serait donc une nécessité pour qui veut manager efficacement et durablement. Le deuxième avantage que représente l’intelligence émotionnelle pour les managers est que cela marque la fin du chef autoritaire au profit du leader-coach : « On ne peut plus diriger comme avant, depuis son statut d’expert, avec une posture surplombante », confirme Olivier Basso. Eviter le purement réactionnel Mettre des mots sur ses émotions, comprendre ce qui les provoque, analyser les conséquences, apprendre à les réguler, gérer ses mécanismes émotionnels, se maîtriser, développer sa flexibilité… tel est le programme qui attend celui ou celle qui veut gagner en intelligence émotionnelle. Avec un passage obligé par l’introspection, comme l’explique Olivier Basso qui consacre une part importante des premières séances de sa formation de six mois à l’identification des émotions : « Le manager doit se demander : comment est-ce que je me manage moi-même ? Qu’est-ce qui me motive ? Est-ce que je suis un être purement réactionnel ou suis-je capable de m’ajuster à la situation et aux personnes que j’ai en face de moi ? » Le but est de sortir de la logique automatique de réactivité pour aller vers un management plus raisonné et raisonnant. « Le simple fait de se rendre compte que l’on est stressé, fatigué, ou encore d’apprendre à percevoir et à décoder les signaux faibles qui s’expriment, c’est un premier pas, et il est essentiel », ajoute Olivier Basso. Etre bienveillant vis-à-vis de soi et des autres Cela paraît simple, et pourtant il n’est pas toujours facile de faire preuve de mansuétude à son propre égard. C’est cependant incontournable pour les managers. « Aujourd’hui, on sait que pour innover et être créatifs, il ne faut pas avoir peur de se tromper. Si un manager n’est pas bienveillant envers lui-même, il ne s’autorisera pas à explorer certaines pistes, à expérimenter le test and learn, par exemple. En effet, parce qu’il est dur avec lui-même, et qu’il se juge sévèrement, il ne voudra pas montrer ce qu’il considère comme inabouti. » Un juge intérieur implacable, néfaste aussi pour les autres : « Si un leader n’est pas bienveillant, ses équipes ne le seront pas non plus. C’est une qualité qui fonctionne en miroir. » Travailler sur le positif, plutôt que sur le négatif Pour Amélie Motte, chief happiness officer à la fabrique Spinoza (un think-tank dédié au bonheur citoyen), qui dirige depuis dix ans une formation de deux jours « Manager avec l’intelligence émotionnelle » à Sciences Po Executive Education, le leader de demain doit être « le gardien de la qualité de la relation avec les autres ». « Auparavant, on cherchait la sécurité et le statut dans l’entreprise, maintenant, on souhaite surtout se réaliser et s’épanouir. Et quand on parle de cela, on ne parle que d’émotions ! » Au cours de sa formation, l’accent est mis volontairement sur les facteurs qui favorisent l’émergence des émotions positives : « Il faut arrêter de voir les émotions comme forcément négatives, martèle-t-elle. Travailler sur le positif, plutôt que de tenter de résoudre ce qui ne va pas, est un levier puissant de motivation. » Soigner ses feedbacks, repenser les entretiens d’évaluation comme des bulles de remotivation, transmettre de la bonne humeur et de l’énergie à ses équipes en toutes circonstances font partie de cette “culture du positif” qui fonctionne : « Et ce n’est pas de l’angélisme, insiste la CHO. On sait que si les collaborateurs sont moins stressés et plus heureux, ils sont alors plus performants. » Tout l’enjeu, pour le manager, est de parvenir à décoder les émotions de chacun, et les besoins qui y sont associés. Un travail d’individualisation qu’elle enseigne lors de sa formation : « On ne peut pas manager tout de le monde de la même façon. On doit travailler le collectif mais également faire sentir à chaque individu qu’il est unique dans ce collectif. » Un équilibre qui n’est pas simple à trouver et qui nécessite de développer son empathie : « Il faut à la fois savoir donner plus d’autonomie à un collaborateur qui a besoin de liberté pour se sentir en sécurité et être plus présent avec un autre, au profil plus rigoureux, qui perd facilement ses repères en cas d’imprévu. » Pour y parvenir, plus qu’être un mouton à cinq pattes, le manager doit prendre le temps d’observer et d’écouter. « Prendre le temps », tout est là. Ils se sont formés à l’intelligence émotionnelle… Olivier Partouche, Directeur Général RTMS (industrie bois et papier) « Je passe beaucoup plus de temps à dialoguer et à comprendre les desiderata de chacun » A la tête d’une entreprise de 400 personnes, ce directeur général a ressenti, il y a deux ans, le besoin de lever la tête d’un quotidien très prenant pour “remettre à jour son logiciel”, comme il dit. C’est ainsi qu’il a intégré l’ »Executive Mastère Spécialisé® Trajectoires Dirigeants », proposé par Sciences Po Executive Education, une formation diplômante de 12 mois, à raison de deux à trois jours par mois, destinée à celles et ceux qui souhaitent élargir leurs compétences et prendre du recul sur leurs fonctions. « A un moment donné, on a accompli pas mal de choses mais les a-t-on bien faites ? J’avais besoin de prendre le temps d’observer, de regarder les enjeux du monde contemporain, de retrouver une dynamique personnelle aussi.» C’est dans le cadre de cette formation transversale qu’il approfondit ses connaissances en intelligence émotionnelle. Il apprend alors à travailler sur ses propres émotions – « On ne donne aux autres que ce que l’on est, mais on peut travailler sur soi pour acquérir une vision différente, faire un pas de côté et changer son point de vue » – et sur ses relations aux autres – « Je passe beaucoup plus de temps à dialoguer et à comprendre les desiderata de chacun. Mon approche est devenue plus empathique. » Une vision humaniste du management qu’il partage aussi avec ses collaborateurs directs : « On s’attache davantage aux signaux faibles, à créer les conditions propices pour que l’équipe travaille de manière plus collective, à adopter une posture plus enthousiaste et optimiste. » Qui sera forcément contagieuse et donc bénéfique. Anna Altea, responsable développement et innovation managériale à Gustave Roussy « Qu’on le veuille ou non, on vient au travail avec sa dimension émotionnelle » « Lorsque quelqu’un me dit « je n’ai pas d’affect au travail », cela m’inquiète » , s’exclame Anna Altea, responsable développement et innovation managériale à Gustave Roussy, un centre régional de lutte contre le cancer situé à Villejuif (Val-de-Marne). Elle a co-construit pendant deux ans, avec les équipes de Sciences Po Executive Education, une formation sur mesure, pour les comités de direction et les dirigeants du centre. C’était fondamental, selon elle : « On vient au travail avec sa dimension émotionnelle, intellectuelle, spirituelle et corporelle, ajoute-elle. Il me paraissait important que nos dirigeants abordent un certain nombre de sujets liés aux sciences humaines et sociales, qu’ils n’ont pas forcément étudiés au cours de leur cursus de base – pour la plupart, des écoles d’ingénieurs, l’École des Hautes Études en Santé Publique, des grandes écoles de commerce – et qu’ils soient sensibilisés à cette dimension. » Des techniques de communication non violente aux cours théoriques sur la sociologie des organisations, en passant par des formations à la prise de parole… elle a tout supervisé, y compris le choix des intervenants, pour la plupart des experts aux profils d’exception. Ainsi, le comédien qui assure le cours d’expression corporelle est issu de Polytechnique. Ce qui est rassurant pour ces scientifiques aux préjugés parfois tenaces sur les sciences humaines. « Le fait que cette discipline soit assurée par Sciences Po, cela les rassure également ». Tout comme les récentes études neuroscientifiques sur l’impact de l’intelligence émotionnelle sur le cerveau. Protocole de méditation en pleine conscience, séminaire dédié à l’annonce d’une mauvaise nouvelle, politique de qualité de vie au travail… L’approche émotionnelle est aujourd’hui au coeur de la politique RH de Gustave Roussy : « Mon premier patient, c’est le salarié. S’il est bien traité, le patient réel sera lui aussi bien traité », a coutume de dire Anna Altea. Pour l’heure, le petit groupe de décideurs de Gustave Roussy a suivi deux sessions à Sciences Po Executive Education. « Ils ont trouvé qu’il y avait un réel intérêt à être nourris autrement que par des formations académiques et scientifiques. Et puis, cela crée de la cohésion, et cela aussi améliore le quotidien. » Le digital peut-il contribuer à l'attractivité de la fonction commerciale ?
L'attractivité de la fonction commerciale reste un enjeu majeur : les métiers commerciaux sont sous tension, il y a un écart entre les besoins des entreprises et les candidatures exprimées. Nous pensons que la transformation de la fonction commerciale est une opportunité pour faire redécouvrir nos métiers et montrer qu'ils se sont enrichis. Nous continuons à nous impliquer auprès des étudiants et dialoguons de façon constante avec le ministère de l'Éducation nationale et de l'enseignement supérieur. Notre constat est le suivant : vendre consiste de moins en moins à réaliser des transactions. Car les transactions s'automatisent, et le phénomène ne fera que s'accélérer avec l'intelligence artificielle. Prendre des commandes n'est plus la mission essentielle du vendeur : des plateformes et des chatbots font cela bien et mieux. Dans la vente d'espaces publicitaires par exemple, on s'aperçoit que l'intelligence artificielle permet aux médias planners de construire des plans médias 30 % plus performants que ceux des meilleurs experts du marché. Autre exemple : Amazon s'appuie sur des logiciels prédictifs qui savent parfaitement quand va naître la demande et précisément sur quel article. De telle sorte que l'ère du commercial qui consacrait la majorité de son temps à relancer périodiquement ses clients : "De quoi avez-vous besoin, voici ce que j'ai en stock, combien je vous en livre ?" est révolue. Sur quoi repose la valeur ajoutée du commercial, dans ce contexte ? Nous avons aujourd'hui besoin de commerciaux pour réaliser des ventes complexes qui nécessitent de co-construire des solutions personnalisées. La valeur ajoutée réside dans cette capacité à se transformer en "chef d'orchestre", pour piloter des projets relatifs à des ventes de plus en plus sophistiquées et qui font appel à l'intervention de différents experts au plan technique, marketing, logistique, entre autres. La création de valeur ne porte plus sur les seuls produits ou les biens, mais sur le développement de services spécifiques, à base de solutions individualisées pour chaque client. Cela nécessite une ingéniérie commerciale qui s'appuie sur des compétences pluridisciplinaires. C'est pourquoi les profils sont de plus en plus divers : il y a des directeurs commerciaux qui ont travaillé auparavant dans la finance, d'autres qui viennent du marketing ou de fonctions logistiques... Notre métier est désormais beaucoup plus inclusif : il faut être capable d'attirer des talents qui ont une diversité de parcours. Ce qui subsiste et se renforce, c'est l'intelligence émotionnelle du collaborateur commercial, c'est-à-dire son empathie et sa capacité à se connecter à autrui. De quelle manière ? L'arrivée du digital dans la relation clients nécessite de redoubler d'impact dans les contacts humains. Le temps passé avec le client se réduit, ce dernier est surinformé via Internet, il est sur-sollicité, a accès à des données dont il se sert pour benchmarker... D'où l'importance pour les commerciaux - qui parfois se concentrent uniquement sur quelques étapes du processus de vente - de disposer d'un quotient émotionnel développé, en plus de leur haut niveau d'expertise et de leur maîtrise de l'efficience opérationnelle. Les acheteurs ont besoin d'interlocuteurs qui renforcent la relation client. ActionCo.fr, le 26 avril 2019 |
AuteurOlivier Pinel, Consultant-Formateur en développement commercial Archives
Juin 2019
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